Histoire de la Loire navigable
“L’histoire de la Loire Navigable est le roman d’une grande idée. Des esprits hardis songèrent à rendre à cette ancienne voie d’eau sa splendeur première. Le projet devint gigantesque ; le fleuve serait une artère internationale mettant en communication Saint-Nazaire et Nantes d’une part, et Bâle et l’Europe Centrale de l’autre. On devait emprunter la rivière jusqu’à Orléans où s’aboucherait un canal qui, par l’intermédiaire de notre réseau des canaux de l’Est, permettrait de franchir la frontière.
C’est pourquoi, s’il vous arrive un jour d’été, voyageur attentif, de longer la Loire entre Angers et Nantes, votre oeil s’étonnera de voir son lit sillonné de lignes de pieux et de pierres, perpendiculaires à la rive : ce sont les fameux épis, marque de la torture infligée à la glissante Loire”.
Ainsi débute l’introduction d’un ouvrage d’ Amédée D’ANDIGNÉ intitulé “Essai sur la Loire navigable” et publié en 1928. L’intérêt de ce volumineux ouvrage nous incite à essayer d’en résumer les principaux faits qui ont émaillé cette aventure en essayant de respecter le style de l’auteur.
Dès l’apparition du chemin de fer, la voie d’eau apparaît comme un complément à ce nouveau moyen de transport et des accords sont signés entre la Compagnie de chemins de fer et celle des Remorqueurs. Orléans devient alors une tête de ligne pour la voie de fer comme pour la voie d’eau. Très rapidement, cependant, la voie d’eau, avec ses irrégularités, ses faibles vitesses, rencontre, avec la voie de fer, un concurrent sérieux. En 1851, le tonnage sur tout le fleuve était de
620.196 tonnes. En 1853 (la ligne Orléans-Nantes est mise en service le 2 août 1851) on ne compte plus que 168.000 tonnes entre Orléans et la Maine et 280.000 tonnes entre la Maine et Nantes. Cette régression s’accélère au fil des ans et, à la fin du XIX siècle, “on peut signer l’acte de décès de la Loire, comme fleuve de navigation”. Déjà au XVIII, les insuffisances du fleuves en matière de navigation étaient observées et, dès1787, un député du Tiers Etat préconisait de creuser un canal “côtoyant le fleuve et duquel on écarterait les rivières et les ruisseaux qui pourraient y amener des eaux bourbeuses ”. En 1821 cette idée est reprise par l’Ingénieur en Chef Jousselin et, en juin 1836, une loi accorde à Laisné de Villevêque, député de M. et L., la concession pour quatre-vingt-dix-neuf ans d’un canal latéral à la Loire, de Combleux à la Maine, avec faculté de le prolonger jusqu’à Nantes. Dépenses estimées : 40 millions de francs et durée des travaux : 7 ans. Le député ne parvint pas à trouver les fonds nécessaires. En 1860, les Chambres de Commerce et les Conseils Généraux de différentes villes et départements tout au long de la Loire réactivent le dossier de la navigation. Au canal latéral, on oppose alors un projet de dérivation de la Loire partant en amont de Châtillon-sur-Loire pour la faire passer à travers la Sologne et aboutir, par le Cher, aux environs de Tours. Orléans s’oppose énergiquement à ce projet. En 1897, Guillon, en s’appuyant sur les tra- vaux de l’ingénieur Fargue sur les lois régissant les cours d’eau à fond mobile, déclare “l’application des méthodes perfectionnées de régularisation ne permet d’espérer, même avec des dépenses importantes, qu’une augmentation très restreinte du tirant d’eau en lit de rivière libre jusqu’au confluent de la Vienne. Même en aval de la Maine, le succès de l’opération est trop aléatoire pour qu’on puisse la proposer”. Il propose, a nouveau, la réalisation d’un canal latéral pour un coût de 119 millions de Francs.
Par rapport à ceux qui sont de chauds partisans d’un canal latéral, il existe ceux qui préconisent d’effectuer des travaux dans la Loire pour la rendre navigable. Les premiers envisagent de draguer le sable par des moyens divers mais un certain R. Philippe écrit “ un approfondissement général ne ferait qu’abaisser le fond du lit parallèlement à lui-même et, ne modifiant ni la pente, ni le débit, ni la largeur de la section d’écoulement, ne changerait que médiocrement les conditions de navigation actuelle”. D’autres projets consistent à obturer l’entrée des bras secondaires et à créer des barrages dans le bras principal. De Roanne à Nantes, il est envisagé, selon les projets, de 100 à 150 ouvrages avec des chutes de 3,20 à 8,70 m selon les lieux. L’importance des travaux et surtout leur coût (220 à 377 millions de Francs) font que ces idées sont rapidement abandonnées. L’idée d’entretenir un chenal navigable redevient alors d’actualité. Audoin préconisa de réaliser deux ouvrages pour former un “entonnoir” qui, en accélérant le courant, permettrait d’évacuer le sable en aval. En procédant ainsi de proche en proche, l’ouvrage étant démontable, il serait possible, pour un faible coût, d’obtenir un chenal. Une expérimentation fut effectuée à Montjean avec un appro- fondissement marqué en amont de l’ouvrage et une obstruction complète à l’aval. Une petite crue malmena cet ouvrage léger et il n’en fut plus question. Une autre solution avait, parait-il, été proposée par des Hollandais à Louis XIV ; elle consistait à “rétrécir le lit par des digues suffisantes pour ramener dans le chenal toutes les eaux du fleuve, et cependant assez peu élevées pour que, lors des crues, elle ne fut pas empêchée de s’étendre dans son ancien lit”. A plusieurs reprises, des essais ponctuels ont été effectués en divers lieux sans donner satisfaction. C’est en 1830 que l’Inspecteur Général Carmier préconisait, pour obtenir le rétrécissement de la section d’écoulement, l’emploi “d’épis transversaux, perpendiculaires au courant, horizontaux dans toute la longueur de leur couronnement, espacés suivant le besoin, mais généralement de quatre à cinq fois leur longueur, lesquels ne laisseraient aux eaux d’été qu’un lit proportionné à leur volume et ne dépasseraient ces eaux d’été que de quelques centimètres, afin qu’étant facilement franchis par les petites crues, ils n’opposent pas plus d’obstacles à l’écoulement des grandes eaux que ces dépôts de sable si fréquents sur la Loire et qu’on y désigne par le nom de grève”. Il semble, sans qu’il en soit nécessairement le père, que Carmier ait été le premier à évoquer la solution qui sera mise en oeuvre ultérieurement et que nous connaissons sous le nom d’épis noyés.
Pour créer un grand axe de navigation de l’atlantique vers l’Europe, il existe donc deux groupes qui s’opposent régulièrement ; d’un coté les canalistes et de l’autre les loiristes. Le 9 décembre 1893 est constitué une Société d’initiative et de propagande pour l’exécution d’une voie navigable entre Nantes et Orléans et prolongements. Bien que se disant sans préférence pour la solution à retenir, elle marque cependant rapidement sa préférence en adoptant une nouvelle dénomination qui est tout simplement La Loire navigable. Les ressources sont, d’abord, d’initiative privée puis des souscriptions publiques sont lancées, les corps constitués apportent aussi leurs subsides ainsi que, ultérieurement, le ministère des Travaux publics. Doté de moyens importants, La Loire navigable prend en charge les études d’une commission d’ingénieurs des Ponts et Chaussées, finance des sondages entre Nantes et la Maine puis entre Maine et Vienne, effectue une enquête sur les voies navigables en Allemagne, etc.
La solution technique.
En juin 1896, le ministère des T.P. charge l’Ingénieur en chef Guillon d’une étude d’un avant- projet de voie navigable entre Orléans et Nantes. Bien que les conclusions n’aient pas encore été publiées, le congrès de La Loire navigable, en mars 1897, sous la pression de ses politiques, vote une motion à l’intention du ministre pour obtenir la mise à l’étude d’un projet qui “empruntant le lit du fleuve sera susceptible de donner satisfaction aux intérêts des populations riveraines”. Dès mai 1897, le ministre crée une nouvelle commission, sous la présidence de l’Ingénieur général Fargue, avec mission “d’étudier les moyens propres à améliorer la navigabilité de la Loire par des procédés du genre de ceux employés sur le Rhône”. Bien que le ministre s’engage à mettre en place les moyens finan- ciers nécessaires à ces sondages, La Loire navigable, pour hâter l’exécution de ceux-ci, verse, dès août 1897, la moitié des dépenses prévues soit 35.000 F. L’IG Fargue demande à La Loire navigable de faire une étude sur les résultats économiques à espérer pendant que des sondages seraient effectués dans le lit du fleuve avant d’établir le projet définitif, en vain.
La commission d’étude présidée par l’I.G. Fargue rend ses conclusions en décembre1898 . Elle considère “comme une éventualité à peu près certaine qu’on pourra obtenir un mouillage de 1,20 m mais qu’il serait illusoire d’espérer beaucoup plus”. La commission ajoute “Il serait prématuré et imprudent d’entreprendre immédiatement une amélioration sur toute l’étendue de la Maine à Nantes” et préconise des travaux à titre d’expérience “sur une section de petite étendue, en procédant lentement”. Dans cette hypothèse, l’estimation financière est de 12 à 15 millions, au maximum. Toutefois la commission écarte, comme étrangères à sa mission, toutes les questions d’ordre économique, trafic probable, etc.
Le 14 février 1900 le ministre des T.P. prescrit l’étude d’un avant-projet sommaire pour mettre en navigabilité la Loire entre la Maine et Nantes. Le 12 août suivant, Messieurs Robert, ingénieur ordinaire, et Mille, ingénieur en chef du service de La Loire, présentèrent leurs travaux. Le Conseil général des Ponts et Chaussées examine cette étude et déclare “qu’il n’y a pas lieu de mettre à l’enquête l’avant-projet, mais qu’il convient d’en détacher la section de14 km. environ, comprise entre la Maine et Chalonnes, et de faire dans cette section, un essai préalable dont la dépense est évaluée à 1,8 million et qui comportera l’étude des meilleures dispositions de détail des ouvrages et la constatation des résultats obtenus” Toutefois, le Conseil des Ponts insiste sur le fait qu’il s’agit de procéder à une expérience et fait remarquer “ qu’il n’est pas démontré que les dispositions auxquelles se sont arrêtés les Ingénieurs pour la Loire soient bien celles qui conduiraient au but à atteindre”.
Une décision ministérielle du 25 mai 1901 statue sur la suite à donner à l’avant-projet : “l’amélioration de la Loire sera précédée d’un essai préalable de 14 km. entre la Maine et Chalonnes et toutes les formalités administratives seront remplies dès à présent pour l’ensemble du projet”. Bien qu’il s’agit de réaliser une expérience, il convient d’observer que les formalités administratives doivent concerner l’ensemble du projet qui est donc jugé, a priori, comme étant à réaliser.
Le financement est prévu à parts égales entre les départements concernés (Loire et affluents) et l’État. Tout se passa à peu près bien sauf pour le Maine-et-Loire qui exigeait de l’Etat qu’il s’engage à poursuivre les travaux en amont de la Maine jusqu’à Orléans. D’autre part, des voix réticentes commençaient à se faire entendre concernant la crainte de ne plus voir de courant d’eau dans les bras latéraux du fleuve ce qui amènerait des difficultés pour le rouissage, ou encore la crainte d’une surélévation du plan d’eau. Le projet est présenté à la Chambre pour inscription budgétaire et le ministre des T.P. précise explicitement de donner un accord pour la réalisation de la tranche expérimentale et que “si ces essais donnent de bons résultats, nous proposerons au Parlement, par une inscription au budget, l’exécution du travail jusqu’à Nantes dans la limite de 14 millions” C’est sur ces déclarations formelles que la Chambre vota le projet.
Le Sénat ne l’entendit pas de cette oreille et objecta que si les travaux expérimentaux entre la Maine et Chalonnes étaient nécessaires, il convenait simultanément d’étudier sérieusement la solution d’un canal latéral afin de pouvoir choisir le moment venu. Après navette entre les deux chambres, la loi fut votée les 22 et 29 décembre 1903. Un décret des 10 et 18 août 1904 déclare d’utilité publique “les travaux à exécuter pour l’amélioration de la Loire entre l’embouchure de la Maine et Chalonnes, conformément aux conditions générales de l’avant-projet des 15 juillet-15 août 1900. La dépense est évaluée à 1.660.056 Francs”.
Les travaux
Bien que la D.U.P. n’ait été signée qu’en août 1904, les travaux avaient commencé pendant l’été 1903 dans le secteur de La Possonnière et sur l’avis d’une commission dite technique, ils furent prolongés jusqu’à Montjean en prétextant que les crédits alloués par le Parlement n’étaient pas épuisés. Le ministre des T.P. justifiera a posteriori cette extension en déclarant “les essais ont été, en raison de la disposition des lieux, étendus sur une longueur complémentaire de 10 km jusqu’à Montjean”. Le ministre fait ainsi peu de cas de la loi de 1903 et des termes du décret d’utilité publique ! Les travaux de la section expérimentale prolongée furent terminés fin 1908 et donnent lieux à de vigoureuses contestations quant à leur efficacité.
Les riverains se plaignent de ne pouvoir se servir des boires pour rouir le chanvre et que “le poisson disparaît car il n’y a plus d’eau dormante pour déposer le frai” . Certains affirment même que, lors de la visite des Conseillers Généraux, en août 1905, qui avaient constaté l’efficacité des travaux, une équipe de huit ouvriers a été vue les jours qui ont précédé la visite, “ayant de l’eau jusqu’aux genoux et travaillant à ranger le sable”. Les mariniers se plaignent de la difficulté de naviguer, ils s’élèvent contre le barrage du grand bras en amont et en aval de l’île de Chalonnes qui empêche d’utiliser la voie la plus courte, ils contestent les profondeurs trouvées. L’Ingénieur Cüenot, des services de la Loire, déclare le 6 juin 1906 qu’il y a partout 1,50 m. au moins, sauf au droit de quatre seuils où le mouillage ne serait que de 1 m. Mais le 29 juin, avec des membres de la Société de Propagande de la Navigation par les Canaux, le même ingénieur Cüenot avec un bateau du Service d’un tirant d’eau de 0,60 m. frotte le sable en face de La Possonnière et en deux autres endroits proches du pont de l’Alleud. Au lieu dit La Mine, ils sont arrêtés par plusieurs bateaux d’un tirant d’eau de 0,45 m. qui sont en détresse dans le chenal.
Déjà, dès août 1905, des maires et conseillers généraux avaient fait effectuer des sondages avec photographies à l’appui “pour rectifier les affirmations erronées”. En août 1908, des essais de navigation sont fait de Montjean à La Pointe par deux bateaux chargés à 150 tonnes et remorqués par un vapeur de 300 ch. Le tirant d’eau était ainsi de 1,54 et 1,43 pour tenir compte de la cote d’étiage qui était supérieure à la moyenne. La démonstration fut satisfaisante. Mais dans le Journal de Maine-et-Loire des 10 et 15 août on pouvait lire : “Ce n’est un secret pour aucun des riverains de la Loire, notamment pour le vicomte de Romain, maire de La Possonnière, MM Fourmond et Trottier, maires de Rochefort-sur-Loire et de St Jean- de-la-Croix, le Comte de Sapinaud, les frères Louis et Emile Gandon, transporteurs par eau à Chalonnes et l’unanimité des mariniers que nous avons interrogés, que la suceuse a travaillé sans interruption depuis le 25 mai, jour et nuit, jusqu’au 11 août, veille de l’expérience, au point que l’on s’accorde à dire que la suceuse a si bien fonctionné que l’on aurait pu éviter de mutiler la Loire par des rangés d’épis qui la rendront très certainement moins navigable et plus dangereuse qu’auparavant ”.
Malgré toutes ces réserves et celles encore plus formelles du Conseil des Ponts et Chaussées qui considère que “ pour incomplète qu’elle soit, l’expérience est très intéressante et que les résultats étaient encourageants” le ministre des T.P. prend la décision, en janvier 1909, de lancer l’étude des travaux à faire entre Montjean et Nantes. Devant l’opposition du sénat à débloquer des crédits nécessaires au paiement des dragages effectués, une commission d’enquête est créée. Elle se déplaça à Angers le 21 octobre 1910 mais dû se contenter de siéger en Préfecture tant la hauteur d’eau était grande. L’ingénieur Kauffmann, qui avait remplacé l’Ingénieur Cüenot à la direction des travaux, dit tout le bien qu’il pensait des travaux, affirmant à la commission que la profondeur du chenal est de 1,5 m., sauf à quelques endroits. A une question d’un sénateur demandant si oui ou non il y avait relèvement du plan d’eau en période de crues, comme le prétendaient des riverains, M. Kauffmann répond “Je ne l’ai pas constaté”.
La controverse se poursuit ainsi allègrement entre les pour et les contre, dans tous les milieux. A noter, toutefois, une intervention du comte Jean d’Andigné qui fait remarquer “ que le tonnage actuel est insignifiant et ne légitime pas les dépenses considérables de premier établissement et d’entretien. Il s’agit de savoir si, les travaux arrivant un jour à améliorer un peu la navigation aux basses eaux, pendant quelques jours de plus, cette augmentation du nombre de jour de navigation par an sera réellement la cause d’une grande augmentation de trafic”.
La loi du 7 juillet 1913 déclara d’utilité publique les travaux d’amélioration du port de Nantes en y incorporant l’aménagement d’un bassin de marée qui devait s’étendre jusqu’à Oudon. Il ne restait donc qu’à terminer en Loire le tronçon Montjean- Oudon dont le coût était estimé à 4,585 millions de francs. Une fois de plus, le Conseil Général de M.et L. refuse de participer au financement, considérant que les améliorations promises ne sont pas tenues, que les riverains sont lésés et qu’il n’y pas de promesse de l’État pour être raccordé au canal de Briare. Malgré le refus de la Sarthe et du Maine-et- Loire de verser leur part contributive, les crédits inscrits au budget de 1914 furent votés. La guerre bouleversa complètement l’économie et la voie ferrée fut incapable d’assurer l’approvisionnement de la région en charbon et en farine. En 1915, la Loire est classée parmi les rivières devant être exploitées par l’autorité militaire. Le service de navigation peut alors réquisitionner remorqueurs et gabares nécessaires au transport entre Nantes et Angers. L’urgence de temps de guerre s’impose à tous et les difficultés au droit de certains hauts fonds, entre Montjean et Oudon, autorisent les ingénieurs du service de la Loire à intervenir ponctuellement, là où il faut. Il n’y a plus continuité dans les travaux d’aménagement.
Le 14 août 1919, une décision ministérielle ordonne la continuation des travaux d’amélioration entre Montjean et Oudon et l’exécution, en amont de La Pointe, de travaux analogues jusqu’à la Vienne. En juillet 1920, nouvelles critiques de ces travaux au Sénat et à la Chambre à la suite desquelles le ministre des T.P. déclare “Le comité qui avait été constitué a compris que l’on devait, devant les résultats obtenus, continuer jusqu’à l’embouchure de la Vienne les travaux entrepris entre Angers et Nantes : sur ce point, ces travaux continuent et continueront” et M. Bougère de répondre “Vous avez pris conseil que de ceux qui sont intéressés à la continuation de ce qu’ils croient être leur plus grande gloire mais que la population des vallées et des îles soumises aux crues moyennes et au danger des grandes inondations ne cessent de dire être leur plus grand malheur”. Le Conseil général du M. et L. en août 1921 déclare les travaux effectués non seulement inutiles, mais néfastes et ruineux ; il refuse tout crédit pour leur achèvement. En décembre de la même année, la Chambre de commerce d’Angers emboîte le pas et proteste contre ces travaux réalisés dans l’illégalité et demande que soient examinés contradictoirement les résultats des travaux d’essais afin que le Parlement puisse opter entre les deux options proposées en 1903, à savoir un chenal dans la Loire ou un canal latéral.
Lors d’une réunion, en janvier 1922, M. Martin-Rondeau, alors président de la Chambre de Commerce d’Angers, déclare “aucune navigation n’est possible sur la Loire et si les plans de sondage portent des chiffres séduisants, nous craignons que les résultats obtenus ne soient pas en concordance parfaite avec leur indication” et de redemander que l’étude de la solution du canal soit faite au même titre que celle de l’aménagement du fleuve.
Comme les protestations ne cessent d’augmenter, il est décidé d’effectuer une enquête sur les avantages et inconvénients de la Loire navigable. Dans le seul Maine-et-Loire, l’enquête enregistre 700 dépositions de maires et habitants d’une centaine de communes, 4000 signatures, dix délibérations de conseils municipaux. Seulement deux déclarations témoignent en faveur de la Loire navigable. En Loire-Inferieure, une trentaine de dépositions favorables proviennent des milieux industriels de Nantes mais un nombre considérable de dépositions sont contre. Les principaux griefs concernent la surélévation du plan d’eau qui rend les crues plus dangereuses, la prolongation des submersions, l’endommagement des ouvrages de protection, la disparition presque complète de la batellerie (à voile) par suite de l’augmentation de la vitesse du courant et de l’étroitesse du chenal, etc.
Le rehaussement du plan d'eau est un point particulièrement sensible que les ingénieurs imputent plus particulièrement à des conditions climatiques, à l'exception de quelques endroits identifiés. Les riverains ne l'entendent pas de cette oreille et demandent indemnisation car les herbages des prairies sont moins bons et l'abandon des cultures de blé est presque complet dans toutes les vallées. Le Conseil général de Maine-et-Loire qualifie la continuation des travaux de "scandaleuse" en septembre 1922 et de "criminelle" en avril 1923. Les représentant de l'Etat, préfet et ministre des T.P., considèrent qu'au point où en est le dossier il faut aller jusqu'au bout. Le ministre précise même "l'arrêt des travaux, à la veille de leur achèvement, permettrait aux partisans de la Loire Navigable de dire que les résultats escomptés n'ont pas été atteints parce que les travaux n'ont pas été terminés". Ce conflit continue à chaque occasion, soit en refusant de payer la contribution locale, soit au moment du vote du budget au parlement où le ministre des T.P. est régulièrement et sévèrement attaqué par les élus locaux. Pendant ce temps, les ingénieurs de la Loire ont de bonnes explications pour justifier ce qui ne va pas et présentent les travaux qu'il convient de faire pour améliorer la situation.
Enfin, chose étonnante, au moment où les travaux sont sensiblement terminés, personne ne se préoccupe de l'aspect économique et, par une dépêche du 8 septembre 1924, le ministre des T.P. met un point final en écrivant : "les travaux peuvent être considérés comme terminés. L'avenir de la navigation dans la partie régularisée est subordonné à la création d'une batellerie spéciale appropriée aux conditions nouvelles de la navigabilité du fleuve et à l'utilisation de cette batellerie par les commerçants et industriels de la région. Le rôle de l'Etat expire lorsqu'il a mis la voie à disposition des usagers, c'est aux intéressés de profiter des résultats acquis et de réaliser au point de vue économique les espérances des promoteurs de l'entreprise".
Les travaux terminés, la polémique continuera encore longtemps !
Réflexion de l'association, après lecture (juillet 1998)
L’essai d’Amédée d’Andigné sur la Loire Navigable est intéressant car il permet de redécouvrir l’histoire d’une aventure qui, pour être encore contemporaine, n’en est pas moins méconnue. D’autre part, même si on ne réécrit pas l’histoire, il existe de fâcheuses ressemblances au cour des ans. A l’origine, il y a une incapacité à prendre en compte l’émergence de nouveaux moyens de transport. Le raisonnement ne s’appuie pas sur une analyse prospective mais sur ce qui existe. A partir de ce premier constat, deux écoles militent en faveur de la navigation fluviale selon un axe Ouest-Est. L’une est favorable à un canal latéral à la Loire, l’autre à une Loire navigable. Aucune des deux solutions n’est analysée en termes économiques ; en particulier, personne ne se pose sérieusement de questions sur la nature et la quantité de fret à transporter.
Comme rien n’est justifié, tout le monde estime avoir raison et la querelle ne cessera d’exister entre “Loiriste” et” Canaliste” avec un avantage pour les “Loiristes” qui ont vite senti la nécessité de faire un groupe de pression transformé rapidement en groupe d’action qui prend en charge la maîtrise d’ouvrage déléguée des travaux (ce vocabulaire n’existe pas à l’époque). Les ingénieurs jouent un rôle ambiguë, partagés qu’ils sont entre la certitude de leur savoir et le désir de satisfaire leurs donneurs d’ordre.
Curieusement, les oppositions locales relèvent des mêmes défauts mais, à leur décharge, la connaissance et l’information n’étaient alors pas la chose la mieux partagée.
Curieusement, quand en 1985 il est décidé d’abandonner le bras de la Guillemette au profit de celui des Lombardières pour permettre le passage de barges de 3000 tonnes, la démarche des acteurs est la même. Aucune étude économique sérieuse n’est effectuée quant à la nature et à la quantité de fret à transporter. Résultat, un fiasco remarquable et un aménagement totalement inutile.
Enfin, lors de l’élaboration du Plan Loire Grandeur Nature, des précautions infinies sont prises pour ménager la Loire navigable en regard du rehaussement de la ligne d’eau, pourtant citée comme prioritaire. Par précaution, on se donne cinq ans pour juger de la compatibilité entre les deux exigences.
Nous voici bientôt au terme de ces cinq ans, durant lesquels le trafic fluvial a été égal à zéro, tout comme le rehaussement de la ligne d’eau. Mais au nom d’on ne sait quelle croyance en une Loire navigable, aucune décision ne sera prise, sauf un sursis à décision. Le pari est ouvert.